De l’indépendance illusoire à la liberté enchaînée

Le Congo et le Rwanda signent un accord de paix soutenu par les États-Unis pour mettre fin à des décennies de guerre Photographe : Yuri Gripas/Abaca/Bloomberg via Getty Images

ENTRE MIRAGE ET MÉMOIRE

Il est des dates qu’on grave à l’encre d’ébène dans les fibres de l’Histoire. Le 30 juin 1960 en est une. Ce jour-là, sur les pavés solennels de Léopoldville, le Congo fut proclamé indépendant. Indépendant ? Le mot, alors, vibrait d’espoir, de sueur et de cantiques. Mais soixante-cinq ans plus tard, il résonne surtout comme un écho creux. Un mot majestueux dans la bouche des puissants, mais vide de substance pour ceux qui continuent à marcher pieds nus sur un sol plus riche que tous les coffres d’Occident.

Le Congo, géant mutilé au cœur de l’Afrique, est un paradoxe brutal : l’un des pays les plus riches du monde en ressources minières, mais aussi l’un des plus déchirés. Il regorge de cobalt, de coltan, de cuivre, d’or, de lithium et de diamants, mais son peuple mendie sa dignité. Pourquoi ? Parce que l’indépendance, celle de 1960, fut volée presque aussitôt qu’elle fut chantée.

LUBUMBASHI, RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO – 13 DÉCEMBRE : Un jeune homme cherche du cuivre dans une fosse le 13 décembre 2005 à la mine de Ruashi, à une vingtaine de kilomètres de Lubumbashi, au Congo (RDC). Il fait partie des quelque 4 000 jeunes hommes et enfants qui travaillent comme mineurs artisanaux. Des enfants, parfois âgés de huit ans seulement, travaillent dans la mine dans des conditions dangereuses. (Photo de Per-Anders Pettersson/Getty Images)

KASA-VUBU, LUMUMBA : LES PROPHÈTES ET LES ACTEURS DE L’OMBRE

La genèse de cette indépendance ne fut pas que belge ou diplomatique. Elle fut d’abord populaire, spirituelle, enracinée dans les entrailles de la conscience kongo. L’ABAKO, ce mouvement culturel et politique conduit par Joseph Kasa-Vubu, fut la première flamme à s’élever contre l’ordre colonial. Il fut l’incarnation d’une renaissance identitaireet non une simple quête de transfert de pouvoir. L’indépendance du Congo fut le fruit des luttes convergentes de nombreux leaders et mouvements politiques, chacun incarnant une sensibilité régionale ou idéologique. Du CONAKAT de Moïse Tshombe à l’ABAKO de Joseph Kasa-Vubu, en passant par les engagements de figures comme Bolikango, Cléophas Kamitatu, Thomas Kanza et Jason Sendwe, tous ont contribué, parfois dans la rivalité, à l’éveil national.  Aux côtés de Patrice Lumumba, symbole d’une vision panafricaine, des personnalités comme Cyrille Adoula, Joseph Iléo, Antoine Gizenga ou Godefroid Munongo ont pris part à cette conquête de la liberté.

De Nzeza Nlandu Ndofunsu à Mbuta Kanza, leurs trajectoires croisées racontent l’histoire complexe d’un peuple décidé à arracher son indépendance et à célébrer son unité au-delà des clivages ethniques et politiques. Par ailleurs, Nzeza Nlandu, discret mais déterminant, insufflait une vision politique structurée. Puis, dans la fournaise post-coloniale, surgit Patrice Lumumba, le feu incandescent, l’orateur solaire, celui qui osa dénoncer la main invisible du colon sous le vernis de la liberté. Son discours du 30 juin, aussi lucide que bouleversant, reste un acte de désobéissance immortel « Nous ne sommes plus vos singes ni vos enfants, nous sommes des hommes. » Ses mots déchirèrent le masque de la diplomatie. Et pour cela, il fut réduit au silence — assassiné, désintégré, effacé. Mais l’esprit, lui, continue de marcher sur les rives du fleuve Congo, écorché et altier.

Sans prévenir, le Premier ministre Patrice Lumumba monte à la tribune le 30 juin 1960, et attaque les belges devant le Roi Baudouin. (Photo: Africa Museum)

UNE SAMBA POUR LA DIGNITÉ

Et pourtant, il y avait la musique. Grand Kallé, poète et prophète, offrit au continent sa berceuse d’émancipation. Sa chanson « Indépendance Tcha-Tcha », jouée par l’African Jazz à Bruxelles, était plus qu’un air dansant. C’était une déclaration d’harmonie, une invitation à croire. « Indépendance, tcha-tcha to zuwi ye, Ô Kimpwanza, tcha-tcha, tubakidi », voulant simplement dire que l’indépendance a été prise et que la liberté a été arrachée. Du kikôngo, du lingala et du tshiluba réunis dans une seule chanson : quoi de mieux pour chanter l’unité ?

C’était le son d’une Afrique qui se levait, de Bamako à Brazzaville, avec la naïveté glorieuse de ceux qui croient que le rêve suffit. Mais les accords de guitare n’ont pas couvert les coups d’État, ni les complots, ni les pillages à huis clos. Le Congo entrait dans l’indépendance comme on entre dans une cathédrale en feu.

LE RETOUR DU PACTE ET DE L’ILLUSION

Le 27 juin 2025, dans les salons feutrés du Département d’État américain, le Congo et le Rwanda signèrent un nouvel accord de paix, avec en toile de fond la promesse d’un apaisement dans l’Est du pays. Washington en médiateur, le lithium comme enjeu, le silence des victimes comme offrande. Tout un théâtre géopolitique où les acteurs congolais peinent à obtenir le premier rôle.

Par cet accord :

  • Le Rwanda s’engage à retirer ses forces dans un délai de 90 jours.
  • Un mécanisme bilatéral de surveillance sécuritaire est mis en place.
  • Les États-Unis obtiennent un accès stratégique aux minerais congolais, à travers un partenariat public-privé à peine voilé.

Mais l’ombre plane. Le M23, principal groupe armé pro-rwandais dans le Kivu, n’est pas signataire. Le peuple congolais, quant à lui, n’a ni voté, ni été consulté. Encore une fois, le Congo est parlé à sa place, vendu sans prix, traité comme une case sur l’échiquier des puissants.

Le Congo et le Rwanda signent un accord de paix soutenu par les États-Unis pour mettre fin à des décennies de guerre Photographe : Yuri Gripas/Abaca/Bloomberg via Getty Images

UN PEUPLE DEBOUT DANS LA BOUE, ET DEMAIN?

Aujourd’hui, l’indépendance est un costume trop grand pour un État trop fragile. Le Congo vit sous perfusion, balafré par des guerres cycliques, corrompu dans ses fondations, trahi par ses élites. Il ne manque ni d’eau, ni de soleil, ni de terre, ni de génie. Il manque de justice, de mémoire, de souveraineté. Le peuple, lui, continue d’espérer. Il creuse, il prie, il chante encore les refrains de Grand Kallé comme pour conjurer le sort. L’indépendance véritable, celle du ventre et de l’esprit, n’a pas encore eu lieu.

Si demain naît un Congo libre, il ne sera pas né d’un décret, ni d’un pacte signé à l’étranger. Il naîtra dans les cœurs, dans la terre, dans les livres d’histoire que les enfants congolais écriront eux-mêmes. Il naîtra quand les minerais ne seront plus un fardeau, mais une bénédiction partagée. Quand la paix ne sera plus négociée, mais exigée. Car tant que le Congo sera riche pour les autres et pauvre pour lui-même, l’indépendance restera un chant, pas une réalité.

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